Jamais, Claude Batele Senwuh ne passe inaperçu dans la rue à Douala, où il réside. Sa démarche un peu efféminée, sa poitrine saillante, plutôt comme les seins d’une femme, mais surtout, ses rondeurs en partie dues au rapport disproportionné entre son poids et sa taille modeste, sont toujours l’objet de quelque curiosité de la part de badauds, ou de simples passants. Pourquoi cette attention ? Parce que le natif de Santa, dans la région du Nord-Ouest Cameroun, a les traits physiques d’une femme (avec des seins tels que décrits plus haut), bien que, sexuellement, il se sente aussi viril qu’un homme. Peu importent les vêtements qu’il porte.
Claude Batele Senwuh est né ainsi. Avec ses deux sexes, féminin et masculin. Claude Batele Senwuh est une créature humaine comme toutes les autres. Pas ce sorcier auquel certains l’assimilent çà et là. Pourtant, la société a une autre perception, erronée, des personnes intersexes. C’est ainsi qu’on appelle les gens ayant deux sexes, à ne pas confondre avec des espèces hermaphrodites comme les escargots.
C’est d’ailleurs sous cette appellation qu’il a initialement sollicité, en 2012, la légalisation de son association, avant d’être rejeté par les autorités camerounaises, qui continuent de penser qu’il s’agit d’un instrument de promotion des LGBT. A l’époque, lui-même, Claude Batele Senwuh, ne saisissait pas encore la frontière entre l’hermaphrodite et l’intersexe.
Quand on marche ensemble, ma copine et moi, parfois, elle est frustrée. Et je suis gêné parce qu’il y a des regards sur moi. Il y a des moments où elle dit « vous voulez sa photo ? Comment vous le regardez comme ça ? Vous ne le prenez pas aussi pour un être humain comme les autres ? » Parfois, ça arrive que, quand elle souhaite que je sorte avec elle, pour moi, je ne veux pas le stress,
confie-t-il à Album Social.
Le seul détail qui le distingue du commun des mortels est sa malformation génitale, qui impacte son apparence physique et attire des regards stéréotypés (ou parfois moqueurs) sur le fondateur de l’association Shine Together (Brillons ensemble), qui regroupe des personnes intersexes.
Comment Rosaline est devenue Claude
A sa naissance, 38 ans plus tôt, les géniteurs de Claude Batele Senwuh étaient eux-mêmes convaincus que leur enfant était une fille, malgré l’apparition du sexe mâle à côté du sexe féminin. Et pour cela, ils ont prénommé l’enfant Rosaline.
Au départ, je n’avais pas constaté, mais mes parents savaient que j’étais comme ça. Je suis né comme ça. A l’école publique, dans un petit village de Santa Achu, j’avais beaucoup de difficultés parce que je m’habillais comme une fille. On me portait la robe. En classe, on me mettait au milieu des garçons, mais je préférais chasser les garçons et m’asseoir avec les filles. Ma mère me disait toujours que quand j’arrive à l’école, je ne dois pas aller me laver avec les amis, parce qu’elle savait déjà ce qui s’est passé. Elle me disait toujours que « non, il y a un remède qu’on a fait sur toi. Si tu pars te déshabiller au marigot, tu vas mourir. » Juste parce qu’elle ne voulait pas qu’on découvre que je suis comme ça. »
raconte-t-il.
Dès l’âge de 26 ans, Claude Batele Senwuh constate l’emprise du masculin sur le féminin. En plus, il se sent physiquement fort comme les autres jeunes garçons de sa génération. Auparavant, alors qu’il n’a que 12 ans, ne supportant plus les stigmatisations dont il est victime au sein de la société, l’adolescent est contraint d’abandonner précocement sa scolarité en Classe Four (classe du Cours élémentaire 2) et de quitter le village à l’insu de ses parents. Il se réfugie donc à Douala où, pendant deux ans, il élit domicile dans la rue, au rond-point Deido, plus précisément. Il y aménage sa couchette.
Voilà comment, en 2012, j’ai essayé d’expliquer mon problème à une personne, parce que je ne partais pas vers les garçons, ni les filles. Quand certains garçons me draguaient, on arrivait dans la chambre, quand ils constataient que j’avais les deux, il sort, il fuit. Certains me traitaient de sorcier,
raconte l’ancien « Nanga Boko », expression couramment utilisée au Cameroun pour désigner les enfants de la rue.
Le calvaire de Claude Batele Senwuh ne s’arrête pas là pour autant. La même année, suite aux dénonciations orchestrées par une petite amie, avec qui il partage son habitat, il est arrêté, copieusement bastonné et mis à poil par des jeunes garçons. Le seul tort de celle qui se prénomme alors Rosaline, est de s’être
transformée en homme,
selon ses bourreaux.
Il fallait que je devienne esclave derrière la fille. On habitait ensemble, elle est sortie un jour, elle a commencé à crier. Elle dit aux gens que je suis un vampire, que je voulais la violer, et tout. Que moi, je me suis transformée en un homme. Et pourtant, les gens connaissaient que j’étais Rosaline,
raconte Claude.
C’est pourtant cette scène qui va tout chambouler. En effet, après son passage dans les médias, les préjugés sur sa personne vont progressivement tomber, et beaucoup commencent à comprendre que son anomalie est naturelle. Nous sommes en 2012 et Senwuh a 26 ans. C’est à cet âge qu’il confirme son caractère masculin, à la suite d’un acte sexuel couronné de succès avec une jeune femme, qui tombera d’ailleurs enceinte de lui.
Difficultés d’emploi, de logement et de conquête de partenaires sexuels
Mais, après la naissance de l’enfant, une fille, sa copine, sous l’influence de sa propre mère, s’éclipse avec leur progéniture qu’elle refuse, aujourd’hui encore, de lui donner, au motif de « sorcellerie ».
La famille de la femme a commencé à faire les problèmes et à la frustrer, elle est partie avec l’enfant. On lui a dit : « non, tu peux rester avec son père et l’enfant devient comme lui-même. Bien après, j’ai eu aussi des difficultés pour établir l’acte de l’enfant. C’est alors que j’ai estimé qu’il fallait que j’essaie de changer l’acte de l’enfant. Je suis allé au tribunal à Bamenda, on m’a jugé en présence de mes parents, on a changé mon nom. Aujourd’hui, je ne suis plus Rosaline Senwuh, je suis Claude Batele Senwuh,
précise Claude.
Aujourd’hui âgé de 38 ans, Claude traine sous le menton, une barbe aussi fine que la moustache naturelle qui pousse en-dessous de ses narines. Il vit depuis huit mois dans un modeste local, sis dans un quartier marécageux de Bonabéri, avec une autre femme qui l’a accepté tel qu’il est. S’il ne paie pas de loyer, c’est grâce à l’élan de cœur d’une femme qui ne lui est même pas apparentée. Une véritable exception, dans un environnement de rejet tous azimuts des personnes intersexes.
On a des difficultés de travail, on n’arrive pas à avoir le travail parce que les gens n’arrivent pas à nous déterminer (…) Quand je cherchais le travail de ménage, un monsieur m’a dit qu’il ne pouvait pas m’accepter chez lui parce que, comme on dit que j’ai deux sexes, il peut quitter la maison et je viole sa femme,
raconte-t-il.
Orphelin de père depuis l’année 2023, Claude Batele Senwuh est issu d’une famille de 13 enfants, dont seulement deux sont encore en vie, parmi lesquels lui. L’aîné de tous s’en est allé tout juste deux mois après le décès de papa, laissant une mère aujourd’hui malade.
Violés et contaminés au Vih Sida
Outre les difficultés évoquées plus haut, les personnes intersexes sont la proie facile de prédateurs sexuels. Certains parmi eux ont été violés par ces prédateurs épris de curiosité, et sont contaminés au sida. Claude espère que, avec la légalisation de l’association, dont il a suspendu les activités en 2016, faute de moyens, ces intersexes bénéficieront désormais de plus de protection.
Ce qui me fait plus mal, c’est qu’il y a d’autres qui ont été violés et ils portent le VIH,
déplore Batele Senwuh.
Il y a aussi le problème de reconnaissance de leur statut. L’Etat camerounais, par exemple, ne reconnaît pas l’appellation « intersexe ». Mais l’autre défi, pour le sieur Batele Senwuh, c’est de rassurer sa propre fille en démontant ces préjugés suspicieux qui semblent germer dans la tête de l’enfant.
Moi, je garde les deux sexes, mais la seule difficulté, c’est que j’ai des problèmes avec ma fille. Chaque fois qu’elle me voit, elle cogne ma poitrine. Je constate que ma fille est tellement étonnée (…) S’il plaît à Dieu, j’ai l’argent, je vais opérer ma poitrine (…) Pour éviter de frustrer mes enfants,
envisage-t-il.
L’association Shine Together, dont il est fondateur, pourrait-elle être d’un secours ? Rien n’est sûr pour le moment, tant les obstacles sont nombreux. Et l’un des potentiels mécènes sur qui Claude comptait pour soutenir cette initiative, n’est plus de ce monde. Il s’agit de l’ex-Premier ministre, Simon Achidi Achu, originaire de Santa comme le fondateur de Shine Together. Mais Claude espère que les pouvoirs publics camerounais lui apporteront un soutien en commençant par la légalisation de son association. Cette étape franchie, il pourra alors recruter plus de membres pour élargir celle-ci.