Au centre de production des titres identitaires de Yaoundé, les récépissés s’entassent dans les poches et les sacs. Il est 7h30, maman Sidonie, 48 ans, est déjà installée sur un banc, le regard perdu, récépissé en main. Le 29 avril 2025, elle s’enrôle en toute confiance, persuadée de récupérer sa carte au plus tard le 2 mai. Mais près de deux mois plus tard, le document reste introuvable.
Ma fille je vais même te dire quoi, ces gens nous trimballent ici depuis. J’ai déjà fait plus de 10 tours ici, on me dit que ma carte n’est pas sortie. Vendredi je suis encore passée, on m’a demandé de laisser mon récépissé qu’ils vont fouiller le week-end. On m’a donné rendez-vous ce matin. Donc j’attends seulement, je n’ai pas de choix
maman Sidonie
La scène est quasi identique pour Romuald, rencontré à l’entrée du centre. Depuis le 19 mai, il multiplie les allers-retours sans succès.
C’est quoi cette histoire ? On dit aux gens que la CNI sort après 48 heures, voilà que je fais un mois sans CNI. J’habite Nkolda, il faut faire des tours chaque jour pour vérifier si la CNI est disponible. Je suis déjà à plus de 35.000 FCFA. C’est de trop, mieux l’ancienne méthode de production de CNI
Ces retards ne sont pas sans conséquences. Pour de nombreux citoyens, le récépissé ne suffit plus pour effectuer certaines démarches. Valtanie, entrepreneure, voit son activité paralysée. Son argent est bloqué à la banque, car son récépissé ne suffit plus pour les retraits importants.
On refuse que je retire de l’argent avec ce récépissé. C’est très compliqué, il faut que les autorités trouvent une solution. Nous ne pouvons pas souffrir dans notre propre pays ainsi
Même les déplacements sont parfois compromis. Des usagers évoquent des contrôles stricts où le récépissé n’est plus accepté, ou dont les écritures ont été effacées à force d’usage.
Pas de communication, pas de solution
Malgré les plaintes, aucune explication officielle n’a été donnée par les autorités. Les services de police restent muets. Les files s’allongent, la colère monte, mais les réponses se font rares. Un agent rencontré sur place, sous anonymat, tente d’expliquer les lenteurs.
Nous-mêmes, on ne comprend pas pourquoi ça prend autant de temps. C’est vrai que le système plante souvent, mais on fait de notre mieux pour satisfaire tout le monde. Il faut aussi savoir que certains dossiers posent problème et sont renvoyés au contentieux, ce qui retarde la procédure. Et surtout, il faut attendre de recevoir le message avant de venir réclamer la CNI. Si tu n’as pas reçu de SMS, je ne comprends pas pourquoi tu dépenses ton argent en taxi pour venir ici.
Il ajoute tout de même que le récépissé permet encore certains déplacements.
En attendant que les cartes soient disponibles, ceux qui voyagent à l’intérieur du pays peuvent le faire sans souci. Personne ne va les déranger. Mais je conseille à tout le monde de faire une photocopie du récépissé, parce que les écritures s’effacent très vite. Et quand c’est illisible, ça devient compliqué de retrouver la carte
Pour rappel, la réforme lancée le 28 février 2025 introduisait une procédure semi-dématérialisée : préenregistrement en ligne, paiement électronique des frais, prise de rendez-vous rapide. Objectif : gagner en rapidité et transparence. Mais en pratique, cette dématérialisation ne suit pas. De plus, dans un pays où l’accès à internet reste inégal, cette numérisation exclut une partie de la population, notamment les personnes âgées ou analphabètes. Résultat : ceux qui n’ont pas les moyens techniques ou financiers de suivre le processus numérique se retrouvent piégés.
Derrière ces retards, c’est la confiance des citoyens envers l’administration qui s’érode. Les Camerounais ne demandent pas l’impossible, mais simplement que les engagements pris soient respectés. Pour l’instant, aucune mesure corrective n’a été officiellement annoncée. Et l’on continue de voir, chaque jour, des centaines de citoyens faire le pied de grue devant les centres d’enrôlement, dans l’attente d’un SMS, d’une réponse, ou d’un simple morceau de plastique qui prouve leur identité.
La question demeure : dans un pays où l’identité est une clé d’accès aux droits, peut-on continuer à vivre sans carte nationale d’identité ?